L'étrangèr E
- Fanny Inesta
- il y a 5 heures
- 3 min de lecture
FESTIVAL OFF AVIGNON 2025
Théâtre du Balcon
Rue Guillaume Puy
du 5 au 26 Juillet à 13h30 (relâche les 10,17,24)
Il y a parfois, dans les marges d’un grand texte, des voix tues qui méritaient d’être écoutées. C’est à cette entreprise délicate que s’attelle Jean-Baptiste Barbuscia avec L’Étrangère, relecture sensible et malicieuse de L’Étranger de Camus, à travers les yeux d’un personnage secondaire : Marie Cardona, compagne oubliée de Meursault.
La scène s’ouvre sur une salle de classe où les élèves ne sont pas là... Un professeur tente de maintenir une dignité pédagogique face à l’absence... C’est là que surgit Marie, jeune étudiante débarquée en retard, carton à dessin sous le bras, et langage tranchant comme une story TikTok. Elle dit « je comprends R », (pour dire je comprends rien)... commence ses phrases par des « pour de vrai », et interrompt le professeur comme on commente un live. D’abord presque agaçante, elle gagne peu à peu en profondeur , sa langue est celle de son époque, mais sa pensée est vive, acérée.
Face à elle, le professeur se crispe, tente de maintenir son cadre, et vacille. Mais au lieu de la rejeter, il choisit de l’écouter , et mieux, de la rejoindre sur son propre terrain. Dans un moment aussi drôle que touchant, il sort un extrait de Camus… qu’il transforme en un rap délicieusement anachronique. Ce passage, joué sans clin d’œil excessif, dit tout de la tentative de transmission, celle qui ne cherche pas à imposer, mais à traduire.
Ce duo improbable devient alors le point de départ d’une enquête littéraire, autour du roman de Camus, où passé et présent s’imbriquent dans une mécanique astucieuse. L’approche est double, d’un côté, une exploration du roman à travers les yeux de Marie , de l’autre, le récit d’une rencontre entre deux générations, deux langages, deux façons de lire...
Jean-Baptiste Barbuscia ne cherche pas à revisiter Camus en théoricien, mais en artisan du plateau. Il s’empare du texte à la manière d’un comédien qui fouille dans la matière romanesque pour en extraire un battement de cœur oublié. Le choix de Marie Cardona, personnage trop souvent cantonné à l’arrière-plan, est judicieux. Elle devient ici fil conducteur, témoin muette transformée en héroïne d’un regard neuf.
Sa mise en scène, à la fois épurée et ingénieuse , fait feu de tout bois : un tableau blanc, un bureau , une lampe de bureau détournée en projecteur d’émotions. L’ensemble est porté par une direction d’acteurs souple, toujours juste, et une scénographie légère qui permet les glissements constants entre les strates du récit.
Fabrice Lebert, en professeur fébrile, incarne avec justesse un corps devenu presque étranger à lui-même. Sa gestuelle ralentie, parfois figée, traduit pleinement son enfermement intérieur. À l’inverse, Marion Bajot campe une élève mutine et frontale, laissant surgir, sans prévenir, des éclats d’émotion. Elle traverse le plateau avec une énergie vive, heurtée, presque chorégraphiée. L’opposition ne se joue pas uniquement dans les mots, elle s’inscrit dans les corps, les trajectoires, le rythme.
Une pièce qui touche par la pudeur avec laquelle le spectacle rend hommage à la transmission, à ces moments suspendus où un professeur croit encore que la littérature peut sauver, ou du moins éclairer. Camus lui-même, qui n’a jamais oublié son instituteur, est ici convoqué dans une ultime pirouette : celle d’un élève qui, des années plus tard, se souvient d’une professeure qui lui fit ouvrir un livre.
Alors, faut-il connaître Camus pour suivre L’Étrangère ? Sans doute. Mais l’on s’étonne, à la sortie, de voir combien cette pièce donne envie de (re)lire L’Étranger. C’est peut-être là son plus bel effet : ce désir tranquille de retourner aux mots, enrichis d’un autre regard, plus tendre, plus humain. Celui de Marie, celui d’une élève, celui d’un théâtre qui interroge sans asséner.
L’Étrangère est un vrai moment de théâtre , vivant, intelligent, poreux au monde. Un Camus qui se fredonne en rap, se relit au féminin, et retrouve, au fond d’une salle de classe presque vide, toute sa force d’interpellation.
La salle du théâtre du Balcon était pleine ! Pensez à réserver !!
Fanny Inesta
Compagnie Théâtre du Balcon
Adaptation librement inspirée de « L’Étranger » d’Albert Camus © Éditions Gallimard
De et mise en scène : Jean-Baptiste Barbuscia
Avec : Marion Bajot et Fabrice Lebert
Créateur lumière et vidéo : Sébastien Lebert
Musiques : Benjamin Landrin
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