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Les Moustiques

Dernière mise à jour : 29 mars 2023



Belle rencontre avec André qui nous livre son témoignage très drôle! Une écriture tout en finesse, et diablement intelligente! Bravo à l'auteur!


Les moustiques et moi

Les moustiques et moi, c’est une longue histoire. Une histoire d’amour, à croire que ces femelles n’ont jamais pu résister à l’attrait que ma peau exerce sur elles. Une histoire de haine aussi qui, dans un affrontement inévitable, finit généralement par la mort de l’insecte. Dans un groupe, je peux toujours tenter de me fondre parmi ceux qui le composent, j’ai toutes les chances d’être l’élu, l’infortuné, celui qui, démangeaisons à l’appui, face à l’incrédulité des autres, peut assurer qu’il y a bien des moustiques qui évoluent dans l’air du soir, voletant et virevoltant autour de ma personne. Nuit après nuit, du printemps précoce à l’automne qui s’attarde, je subis leurs assauts. Ils m’ont toujours poursuivi, où que j’aille, depuis cette Algérie natale qui me rappela sous les drapeaux, à la Scandinavie où je demeurai longtemps, attiré moi-même par le chant des sirènes. Celle de Copenhague entre autres, d’autant plus séduisante qu’elle n’était pas de bronze et que deux longues jambes terminaient son corps sculptural. Du bled perdu jusqu’aux confins des fjords en passant par l’austère Camargue, l’assaut incessant des moustiques a gravé en moi la marque obsessionnelle de leur piqûre. De fait, j’exerce sur ces insectes une incontestable attirance que rien jamais n’aura su détourner, ni les senteurs essentielles de lavande, géranium ou citronnelle, ni les substances chimiques qu’une prise électrique distille tout au long de la nuit. Et quand le pouvoir de l’attirance surpasse celui de la dissuasion ou de la répulsion, il porte en lui quelque chose de trouble qui, loin de l’altérer, ne fait que le rendre plus irrésistible encore, comme si ces diaboliques femelles trouvaient un surcroît de volupté dans ce jeu fatal des contraires, dans ce combat sans merci où elles sont tortionnaires avant que d’être exécutées, où je suis victime avant que de me faire justicier. Chez l’anophèle, femelle du moustique, j’ai pu remarquer ce phénomène névrotique qui est l’expression patente d’un conflit de tendances contradictoires. Mais ce n’est pas là l’apanage de la gent animale ou féminine. Il m’est arrivé, dans le sillage des moustiques, de traverser des situations conflictuelles où l’effet dissuasif, loin de freiner le désir, ne fit que l’accroître. Tout le théâtre grec avec la tragédie classique l’atteste dans une dualité entre raison et passion, postulation vers Dieu et vers Satan, jouissance et souffrance. Entre ces deux états, j’eus vite fait de trancher. C’était au cours d’une promenade crépusculaire dans un sous-bois baigné par une rivière. La jeune fille qui m’accompagnait et que je connaissais à peine était d’une beauté si troublante que je passais par dessus les piqûres et les démangeaisons cependant si redoutées. C’est peu dire que l’attrait de ma compagne avait le pouvoir de dissiper toutes mes réticences, ébloui que j’étais par son regard bleu-azur et les promesses voluptueuses de ses charmes. Les promesses furent tenues. Mais après quelques instants et avant même que la passion ne fût éteinte, j’étais en proie à d’insupportables démangeaisons. Malgré le pullulement d’insectes enivrés par cet hallali euphorisant – à croire que mon sang leur avait fait perdre la tête – je restai stoïque, ne cédant pas à cette envie de me gratter. Aujourd’hui encore, et par delà la douleur, tribut obligé du principe de plaisir ou vieux réflexe judéo-chrétien, me reste l’image idyllique de la jeune fille au regard bleu-azur. Ce qu’il y a de terrible chez ces suceuses de sang, avec l’irritation qu’elles provoquent, c’est cette faculté de vous piquer quand vous avez relâché toute vigilance. Dans votre premier sommeil ou quand vous êtes captivé par un livre, un spectacle, une conversation, que votre esprit est diverti, au sens le plus pascalien, par un événement extérieur ou simplement en proie à la rêverie, lâchement elles se livrent à leur ponction sanguine. Elles ressentent, toutes facultés à l’affût, la vulnérabilité dont elles peuvent tirer profit dans cette « absence » du moment. Quand le mal est fait, quelques instants plus tard, et que survient cet irrésistible besoin de vous gratter, vous réalisez alors, l’humeur et la peau irritées, que vous avez été victime de la bête immonde. Comme elle n’a pas prélevé toute sa dose de sang, – vous l’avez sans doute interrompue par un mouvement inconsidéré – l’insecte évite de se poser, continue à tournoyer, imperceptible, hors d’atteinte. Le seul moyen de régler radicalement le problème, c’est encore de fermer portes et fenêtres et, avec un insecticide foudroyant, de vaporiser la pièce avant de la quitter prestement, faute de quoi le remède a bien des chances d’être pire que le mal. L’important en sortant, c’est d’éviter que le coupable, échappant à son châtiment, ne sorte en même temps que vous. Après une bonne demi-heure, au moment où vous regagnez la chambre encore toute imprégnée d’insecticides mais supposée être débarrassée de l’indésirable, vous devez à nouveau prendre garde qu’un nouvel intrus – ou peut-être l’ancien, celui-là même qui avait osé laisser sa trace et prendre la sortie en même temps que vous – ne rentre à nouveau plus attiré par votre présence que dissuadé par les effluves d’insecticide. J’ai toujours subi les offensives de ces anophèles assoiffées, à la piqûre singulièrement urticante, comme une sérieuse offense. Et, malgré le recours au vinaigre plus apte que toute crème répulsive à atténuer mes démangeaisons, il se forme autour de l’endroit piqué une petite enflure que je ne peux m’empêcher de gratter et qui, assurément, enfle d’autant plus que je la gratte. Irrité dans tout mon être, les yeux écarquillés, je reste ainsi de longues minutes, cherchant des murs au plafond un petit point noir et renonçant à me recoucher tant que je n’ai pas assouvi mon désir de vengeance. Le capitaine Achab dans la poursuite obsessionnelle de Moby Dick sur toutes les mers du globe n’avait pas plus de détermination que moi. Seule différence : la masse d’un Léviathan comparée à celle d’une bête minuscule. Traquant ainsi l’insecte, je déclenche le plan d’attaque. Première étape, le repérage : localiser le volatile avant qu’il ne se volatilise, car il sait l’art de la dissimulation et du camouflage. Puis, attendre en le suivant des yeux, seconde étape, qu’il daigne se poser. Quand enfin il se pose – car il finit toujours par se poser – on peut alors se livrer à l’exécution, ce qui constitue la troisième étape, la plus délicate et la plus décisive. Une telle opération nécessite un projectile spécial : le coussin à moustiques, (ainsi appelé parce qu’il ne sert qu’à leur exécution. Encore heureux qu’avec mon goût immodéré pour les sonorités je ne lui donnai pas le nom de coussin à cousins). Ce projectile de 40cm de côté, maniable et ne pesant pas plus d’un kilo, ne doit être ni trop dur – il faut éviter d’écraser l’ennemi sur le mur – ni trop mou – ce qui lui laisserait une chance d’en réchapper. Le regard pointé sur l’objectif, je m’avance doucement, à pas comptés, m’approchant à bonne distance, l’arme brandie que je lance des deux mains sur le maudit insecte. Le plus souvent il tombe à terre, terrassé et déjà inerte, l’abdomen gonflé, preuve de sa ponction hypocrite. Ce n’est qu’à cette condition, quand l’offense est lavée dans le sang, mon sang, que j’éprouve un véritable soulagement. Et aussi fier que Saint-Georges terrassant le dragon, je contemple triomphant le moustique vaincu, persuadé que le spectacle de ce trophée atténue mon irritation. Je le scrute à la loupe avec la précision d’un entomologiste, lui naguère si malfaisant et désormais inoffensif. Après quoi, je peux enfin me laisser aller à un sommeil mérité, à moins qu’un nouvel intrus ne s’engouffre dans la brèche creusée par son coupable prédécesseur ou même ne soit exécuté à sa place. La petite trace rouge qui transparaît sur l’abdomen étant la signature de son indiscutable culpabilité. Faute de cet indice révélateur, je me remets en chasse. Je me demande, en observant le corps inerte du chétif insecte, excrément de la terre et unique objet de mes insomnies, comment une si minuscule créature peut avoir une telle capacité de nuire, comment elle parvient à saisir l’instant précis de votre « absence », quand vous êtes le plus vulnérable, pour vous ponctionner sournoisement. A croire que sa piqûre est le seul moteur de sa brève existence, et ce goût sanguinaire sa seule obsession, une obsession qui n’a d’égale que celle avec laquelle je la pourchasse en toute circonstance, la nuit surtout. Le jour, elle est moins redoutable, souvent immobile au plafond, en attente…C’est là qu’elle est vulnérable : un coup d’aspirateur et l’affaire est dans le sac. Me revient en mémoire une autre de ces situations conflictuelles où je n’eus pas cette emprise sur moi-même comme en cette promenade crépusculaire avec la jeune fille au regard bleu-azur. Cette fois-là, je me montrai incapable de maîtriser ma réaction face à l’assaut des moustiques qui prolifèrent en Provence. Je faisais partie d’une compagnie théâtrale qui avait été invitée à dire des poèmes de Paul Eluard dans les carrières des Baux, à la tombée de la nuit. Et, pour créer le climat, on nous avait suggéré d’éclairer ce récital à la lueur de torches, comme pour mieux en explorer les zones d’ombre. Nous étions donc en place à l’heure dite, face à un public recueilli. Chacun des acteurs semblait habiter son texte. J’appréhendais, quant à moi, la présence de nombreux moustiques qui devaient hanter ces ruines et ces grottes et que ma présence ne manquerait pas d’attirer, sûr qu’ils attendraient le moment opportun – celui où je serais absorbé par le poème à dire – pour se livrer à leur ponction vampirique. Je me trouvais placé dans une terrible alternative face à cette offensive probable : me couler corps et âme dans le poème d’Eluard – ce qui, après tout était la raison de ma présence en ces lieux – avec l’inconvénient majeur de céder à ces anophèles en folie, ou bien mettre le pilote automatique : me laisser aller à dire machinalement mon texte tout en concentrant ma présence sur mes persécuteurs dans l’espoir de n’être pas le persécuté. J’hésitai encore entre le recueillement inspiré et l’immobilité stoïcienne, l’émotion narcissique et la contrition masochiste. Comment concilier ma sensibilité poétique avec celle de ma peau, l’immobilité nécessaire de l’une avec la réaction épidermique de l’autre ? Comment rester captivé par Eluard sans être captif des anophèles. M’approcher doucement la torche du visage ? La flamme eût un temps éloigné les indésirables sans toutefois les dissuader de renoncer à leur sanguinaire prélèvement. Et puis la chaleur commençant déjà à me brûler la peau, substituer la brûlure à la piqûre c’eût été, pour ainsi dire, aller de Charybde en Scylla. J’aurais pu mettre une main largement ouverte sur mon visage, et avec la mobilité de mes doigts trouver une certaine protection, l’air égaré dans un mystérieux ailleurs, perdu dans d’obscures réminiscences, comme dans ce célèbre tableau de Munch… Je n’avais pas encore de solution satisfaisante ni d’attitude définitive quand j’entamai Guernica: Visages bons au feu, Visages bons au froid Au refus, à la nuit Aux injures, aux coups… C’est à ce moment précis, contre toute attente, face au silence religieux de l’auditoire et dans la résonance architecturale des ruines, que me parvint, en écho légèrement différé, le retentissement de la claque que je m’infligeai. Une claque qui résonna comme une fausse note dans cette partition poétique si scrupuleusement réglée, mais qui s’inscrit désormais comme un juste châtiment envers mon agresseur. A force de tournoyer autour de moi comme Josué à Jéricho, c’est lui qui avait fini par succomber sous le coup incontrôlé de ma main. Autrement dit je ne me donnais pas tort d’avoir eu raison d’un insecte qui lui, n’avait montré aucune considération pour la poésie d’Eluard. Cette double irrévérence, la mienne et celle du moustique, trouva sa double condamnation : la joue en feu pour moi, et la mort sur le coup pour l’insecte. Même s’il est peu probable que cette exécution sauvage et sans verdict rencontrât l’approbation du public. Mais la poésie, ou plutôt la versification, me devint une alliée dans la croisade que je menai seul, avec pour nouvelle arme : la moustiquaire. J’inscrivis sur une feuille, en même temps que ma détermination et pour mieux marquer ma certitude, ces quatre vers de six pieds à la rime riche Pour vaincre l’urticaire Fi des apothicaires Il faut des moustiquaires Là où les moustiques errent J’installai donc avec autant d’application que de hâte une moustiquaire au-dessus de mon lit, m’efforçant de faire retomber les parties latérales à flanc de matelas et de prendre la juste mesure pour que le voile de mousseline effleure le sol. Cet espace ainsi protégé, je songeai aux délices d’un sommeil ininterrompu. Dormir enfin du sommeil du juste, moi qui n’avais, hormis les moustiques agresseurs, mais c’était de la légitime défense, jamais fait de mal à une mouche. Dormir toute fenêtre ouverte, l’âme en paix. Dormir, rêver peut-être… Hélas, le rêve insensé, la folle illusion, c’est d’avoir cru être à jamais débarrassé de mes visiteurs du soir. Ces démons avaient déjà trouvé la faille : profitant de la moindre occasion où je m’engouffrais dans cet abri voilé, et avant même que je ne m’en rende compte, l’un d’entre eux avait dû y entrer avec moi, se poser sur le rebord du lit, ou, plus pervers encore, sous le lit, attendant mon sommeil pour se livrer à sa pulsion exécrée. Je repris ma croisade, installant une seconde moustiquaire de toile métallique enroulable à la porte fenêtre de ma chambre, de sorte qu’aucun moustique venu du jardin ne pût entrer par là. Avec ces deux moustiquaires ainsi installées, j’avais le sentiment d’une protection efficace. C’était bien le diable si ma peau aurait encore à subir d’autres piqûres. Une fois encore je sous estimai la ruse diabolique de ces satanés insectes. Il s’en trouvait toujours un, plus avisé que ces pareils, pour emprunter d’autres issues : celle toujours possible de la porte d’entrée qu’il fallait bien ouvrir pour pénétrer dans la maison ou garder ouverte aux visiteurs ; lesquels visiteurs ne se doutant pas qu’en s’attardant sous le porche, favorisaient l’accès de nouveaux intrus. A moins de rester reclus, je ne vois pas comment j’aurais pu empêcher cet accès vers la sortie ou le jardin. Car c’était bien par là qu’ils entraient, montaient à l’étage, attendaient quelque part dans le couloir que j’entre dans ma chambre pour y pénétrer avec moi, à la première occasion, ou, plus perfidement encore au milieu de la nuit. Là, ils avaient tout le loisir d’attendre que je me glisse sous la moustiquaire pour assouvir leur soif de sang dès mon premier sommeil. D’ailleurs, il aurait suffi qu’une partie de mon corps durant mon sommeil touchât le voile de la moustiquaire censé me protéger, pour qu’un insecte, sentinelle toujours en éveil, de l’extérieur et à travers le voile, arrivât à ses fins. Alors en désespoir de cause, outre les deux moustiquaires et bien que réfractaire aux insecticides, je fus réduit à placer un flacon sur une des prises électriques de ma chambre, comptant bien sur l’effet conjugué du produit et des deux moustiquaires pour trouver enfin la quiétude tant attendue. Histoire de donner plus d’élan à ma détermination, j’ajoutai à ma laborieuse versification sur la moustiquaire cette citation de Tchékhov : « De toutes manières et quoi qu’on dise, on ne pourra jamais se passer de poudre insecticide. » Peine perdue ! Je constatais, piqûres à l’appui, qu’il y avait parfois un importun qui se faufilait dans ma chambre, malgré le produit, et qui à un certain moment, à cause du produit, aurait bien voulu en sortir. Je venais de réaliser, moi qui avais tout mis en œuvre pour me débarrasser des moustiques, que j’en retenais un captif malgré lui de la moustiquaire ; cette moustiquaire que j’avais placée là pour lui couper l’entrée, et qui ne faisait qu’empêcher sa sortie. Ne trouvant aucune issue, il devait se dire, avec l’énergie du désespoir et sa logique de moustique, qu’à mourir pour mourir autant s’enivrer de sang une dernière fois, comme le condamné d’un verre de rhum. Si je racontais mes déboires à mes amis, j’avais droit à toutes sortes de quolibets, de plaisanteries narquoises et ironiques. Et, même quand ils manifestaient un semblant de compassion, ils avaient du mal à garder leur sérieux. Pour ne pas être en reste, je leur racontai une petite histoire au titre révélateur, encore une fois, de mon goût pour les sonorités : L’hémophile et l’anophèle. C’était l’histoire d’un individu obsédé par la crainte des moustiques et l’effet de leurs piqûres sur un sang au taux de coagulation singulièrement bas. Cette obsession n’était, toute auto-dérision confondue, que la projection caricaturale et cathartique de ma propre obsession. Ainsi, tous les mécanismes et systèmes de défense que j’avais moi-même éprouvés étaient passés en revue : essences diverses, crèmes répulsives, pommades, insecticides plus ou moins efficaces, foudroyants et toxiques, spirales à brûler, argile, ventilateurs, tube fluorescent à la lumière bleutée – qui attirait plus d’insectes qu’il n’en exécutait- moustiquaires, fermeture systématique de toutes les issues, réclusion du coucher du soleil jusqu’à son lever, comme pendant un couvre-feu. Façon aussi de dire qu’aucun système jusque là n’avait fait preuve d’une efficacité absolue. Et puis un jour, un nouveau traitement non plus contre les moustiques, mais sur la fluidité du sang finit par porter ses fruits. Et de fait, notre hémophile n’était plus hémophile. C’est à partir de ce moment-là que, baissant la garde contre ces ennemis jurés, il réalisa que sa peau n’exerçait plus, si toutefois elle l’avait exercée un jour, aucune attirance sur eux. Au moment où elle devenait caduque, il prit conscience que sa lutte de tous les instants n’avait pas d’autre fondement que son obsession même, comme s’il avait trouvé dans ce mode hallucinatoire plus que dans toutes les dispositions pratiques adoptées, de quoi se prémunir contre ces piqûres. Souvent le sommeil me transportait dans l’univers cauchemardesque de ces régions africaines où sévit l’anophèle porteuse de paludisme ; parfois c’était en Camargue avec ces nuages de moustiques qui proliféraient et que les épandages successifs d’insecticide n’avaient réussi qu’à rendre plus résistants. J’aurais volontiers offert ma peau aux nocturnes agressions si seulement j’avais pu tirer partie de ce phénomène de mithridatisation, persuadé que ce n’était là qu’un préambule nécessaire à l’insensibilité. Mais non, au fil de ces années où tant et tant de moustiques se nourrissant de mon sang m’avaient inoculé leur poison, ma peau restait toujours aussi sensible à leurs piqûres. Une nuit, que j’avais laissé la radio allumée, déjà sous l’emprise du sommeil, je me laissai envelopper par le climat de l’émission et bien malgré moi, lui donnais un singulier prolongement. Il s’agissait d’une vieille légende africaine selon laquelle une mouche pique le dormeur dans son sommeil et sitôt qu’il se réveille, il meurt. M’étant identifié au dormeur, moi qui ne dormais que d’un œil, j’eus alors la sensation d’une piqûre terriblement urticante. Comprenant cependant que mon réveil me serait fatal, je m’efforçai, à moitié conscient, de me réfugier tout entier dans le sommeil : dormir dans les bras de Morphée plutôt que d’expirer sous l’aile de Thanatos. Alors que je m’étais si souvent efforcé de rester éveillé, luttant contre le sommeil pour ne pas m’offrir aux piqûres d’insectes, voilà que maintenant je luttais contre le réveil, m’efforçant de rester endormi, à cause de cette mouche légendaire ; avec cette conclusion terrible : «...sitôt qu’il se réveille, il meurt. » Une phrase qui, dans les replis oniriques de ma pensée voulait bien dire que la seule protection contre la mort, c’était le sommeil ; ce sommeil qui m’exposait aux moustiques ou à la mouche fatale offrait une nouvelle protection à sa piqûre mortelle. Autant dire qu’après toutes ces vicissitudes, malgré un combat mené depuis tant d’années, si j’ai pu réduire considérablement les incursions de ces envahisseurs, je n’en suis pas venu à bout pour autant. Sans doute, l’histoire de la mouche légendaire, à demie rêvée ou à demie vécue dans mon imaginaire, traduit bien la relativité de toute chose ici-bas. Bien que toujours irrité par la présence nocturne d’un moustique quand il parvient à passer tous les obstacles, et sachant sur la lutte à mener tout ce qu’un adversaire déterminé doit savoir, il a bien fallu me résoudre à faire avec, comme on dit, faute de pouvoir m’en débarrasser à jamais. Une lutte qui pour être moins obsessionnelle d’année en année, n’en est pas moins mobilisatrice. En écrivant ces quelques pages, j’ai voulu fixer sur le papier ce combat contre les moustiques. Et, là encore, tout absorbé que j’étais par sa rédaction, j’ai entendu leur bzzz caractéristique et agaçant. J’ai, une fois de plus, éprouvé ces terribles démangeaisons. Des démangeaisons que l’écriture qui en a fait état, comme elle le fait encore maintenant, n’a pas réussi à apaiser ou réduire, de même que toutes les recherches et tous les traités savants sur la composition de l’eau n’ont jamais désaltéré personne.

André Benayoun






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Nous sommes Fanny Inesta et Jean-Michel Gautier, chroniqueurs indépendants et surtout passionnés de théâtre, d’expositions, et de culture en général. A ce jour, nous créons notre propre site, avec nos coups de coeur et parfois nos coups de griffes… que nous partageons avec vous.

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