Femme non rééducable
Dernière mise à jour : 3 mai 2023
Memorandum théâtral sur Anna Politkovskaïa.
Spectacle vu en avant-première le 29 avril 2023
Festival Off d’Avignon
Du 7 au 31 juillet à 13h45, au théâtre Au bout là-bas
Il y a un Eichmann en chacun de nous, disait Hannah Arendt, voulant par-là insister sur l’extrême banalité du mal. Oui, rien qu’au vingtième siècle, depuis la Shoah, il y a eu l’extermination stalinienne, le génocide Khmer Rouge, le génocide rwandais, et tant de crimes de guerre ici ou là, et tant d’atrocités. Aujourd’hui en Ukraine, et hier en Tchétchénie…
Des situations horribles qu’il faut continuer à dénoncer.
Avec Femme non rééducable, nous sommes d’emblée projetés dans la vie de la journaliste et militante des droits de l’homme, Anna Politkovskaïa, et les atrocités de la guerre en Tchétchénie dans les années 1996-2006, grâce à la comédienne Marie De Oliveira. Avec une diction froide, un regard hypnotique, une attitude figée, elle va dire l’horreur, glaçante, en nous clouant dans nos sièges, suspendus à sa voix presque clinique, magnétique, comme venue d’Outre-tombe : une voix sépulcrale !
Il y a en contrepoint le non moins excellent Laurent Mascles qui joue d’une certaine manière le rôle de modérateur et vient alléger le poids d’une tension qui deviendrait vite intenable sans lui.
Nous savons, dès les premières secondes, que nous serons captés, happés, fascinés par un spectacle d’une rare intensité !
La guerre en Tchétchénie ?
La Tchétchénie, c’est un contexte bien particulier : un oléoduc qui traverse tout le territoire ; un ciel blanc chargé d’immenses poussières ; des maisons en ciment gris sale, presque noir ; des immeubles éventrés, béants, ouverts. Bref, un cadre monotone et morne, où tout se ressemble et traduit la douleur et la mort. L’impression que l’âme des gens, l’histoire des peuples s’écoulent comme les eaux d’un fleuve au sein d’un hiver glacé.
Depuis le XIXème siècle, la Russie fait la guerre à la Tchétchénie et la Tchétchénie exige l’autonomie. Ce ne sont qu’émeutes, révolutions, bombes, attentats dans un contexte où tout le monde a du sang sur les mains. Une terre de rébellion que les Russes cherchent à dompter dans le sang dans des guerres contre les culs-noirs tchétchènes quasiment ininterrompues. Dans le contexte de la pièce, l’indépendance a été proclamée en 1991. En 1996, les forces russes ont envahi le territoire pour, officiellement, pourchasser les terroristes islamistes. Signalons que depuis cette date et jusqu’à aujourd’hui, le pays appartient à la Fédération de Russie.
Les deux comédiens décrivent les atrocités et abominations d’une guerre d’une sauvagerie et d’une barbarie inouïes dans laquelle toute notion d’humanité est niée. Les têtes humaines pendues à des crochets comme à l’entrée des épiceries ; les têtes décapitées utilisées comme des trophées par les forces russes ; la puanteur des corps entassés au milieu des ordures ; les tchétchènes brulés vif comme des poulets ; les enfants exécutés au lance-flammes…
Une mention spéciale, si je puis dire pour la technique du fagot humain : il s’agit de lier avec une corde dix personnes et de faire exploser une grenade dans le tas. Ce ne sont pas des hommes, ce ne sont que des tchétchènes ! fait dire l’auteur d’un texte d’une intensité redoutable, Stéphano Massini, à Maria de Oliveira. Il ajoute que parfois l’on dit comme des bêtes, mais même les bêtes ne se tuent pas comme ça entre elles !
Bref, la guerre en Tchétchénie, ce ne sont que violences et tortures, exécutions sommaires, crimes de guerre répétés contre les civils, horreurs et atrocités d’une guerre sans pitié pour une liquidation en dix ans d’un quart de la population.
C’est cette situation que va dénoncer la journaliste Ana Politkovskaïa.
Une femme non rééducable ?
Il faut savoir que les ennemis de l’État se divisent en deux catégories :
Ceux que l’on peut ramener à la raison et les incorrigibles.
Avec ses derniers, il n’est pas possible de dialoguer, ce qui les rend non-rééducables.
Il est nécessaire que l’État s’emploie à éradiquer de son territoire ces sujets non-rééducables.
Ana Politkovskaïa est donc une figure héroïque de la liberté de la presse, une journaliste d’investigation, une militante des droits de l’homme qui n’aura de cesse de dénoncer les atrocités commises par les Russes en Tchétchénie.
Une conception élevée, intègre de son rôle journaliste ?
Elle appartient à l’un des rares journaux indépendants de Russie. Choix évidemment risqué et éminemment courageux puisque ces journalistes sont assimilés à des propagandistes contre l’État et donc punissables par la mort. Elle considère que les journalistes qui travaillent pour la Russie sont de vulgaires porte-paroles du pouvoir, dépourvus de la moindre crédibilité.
Elle se borne aux faits, refusant d’endosser la position du juge ou du commentateur. Je me limite à raconter des faits. Des faits qui reviennent à dénoncer l’indicible des horreurs au travers d’enquêtes méthodiques comme celle qu’elle s’apprêtait à publier sur la torture en Tchétchénie juste avant son assassinat.
Faire preuve d’intelligence, c’est prendre position, nous dit-elle à plusieurs reprises comme un leitmotiv à son infatigable action dénonciatrice.
Mais à 47 ans, Anna se dit fatiguée de lire partout dans les journaux qu’elle est folle, schizophrène. Une femme qui dérange, parle trop et pointe trop du doigt les atrocités de la guerre en Tchétchénie. Elle sera abattue froidement dans l’ascenseur de son immeuble, le 7 octobre 2006, jour-même de l’anniversaire de Vladimir Poutine !
Laurent Mascles fait le choix judicieux d’un décor nu, sans nul artifice sur la scène, le choix d’une mise en scène épurée. Une sobriété voulue qui permet de donner sa pleine puissance au texte à l’écriture factuelle et précise du texte de Stéphano Massini.
Un texte qui nous aimante et nous capte, des phrases qui ricochent dans nos cerveaux et nos cœurs, des images qui s’enchaînent et s’amplifient, une narration effroyable, magnétique, impitoyable grâce à Marie de Oliveira et Laurent Mascles qui forment un duo parfaitement accordé, presque immobile, avec le parti-pris d’une économie de mouvements, poussant les spectateurs à une concentration ultime sur leurs voix, leurs visages, leurs yeux qui disent l’horreur.
La musique de Gilles Monfort retranscrit les émotions et la violence d’un texte d’une redoutable intensité en le portant encore au-delà du poids des mots et des images, des émotions et du malaise.
Bref, un spectacle qui secoue nos consciences ; un spectacle qui n’est pas sans nous rappeler la situation actuelle en Ukraine, orchestrée par le même Poutine ; un spectacle à la mémoire d’Ana Politkovskaïa et des centaines de milliers de morts tchétchènes.
Femme non rééducable : c’est captivant, c’est intense, c’est poignant !
Ce spectacle nous rappelle que le rôle du théâtre, comme de la littérature, la photo et même les arts en général, loin de se limiter au divertissement, est aussi de dénoncer l’insoutenable. Un combat sans relâche, un combat éternel, qui prendra toujours de nouvelles formes, malgré les progrès des civilisations en général.
Oui, la bête immonde brechtienne court toujours et n’a pas fini de courir. Face à cela, le théâtre comme l’art doivent continuer de témoigner et de dénoncer cette barbarie à visage humain.
Fabrice Glockner
(www.desmotspourlecrire.com)
Texte : Stéphano Massini
Mise en scène : Laurent Mascles
Avec Maria de Oliveira et Laurent Mascles
Musique originale : Gilles Monfort
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